BUREAU D’ARBITRAGE ET DE MÉDIATION
DES CHEMINS DE FER DU CANADA

 

CAUSE No 4568

 

Entendue à Montréal, le 11 juillet 2017

 

Opposant

 

LES CHEMINS DE FER QUÉBEC GATINEAU

 

Et

 

LA CONFÉRENCE FERROVIAIRE DE TEAMSTERS CANADA

 

 

LITIGE

 

            Contestation par le Syndicat de l’avis de changement technologique selon l’article 26 de la convention collective émis par la Compagnie selon lequel elle désire abolir tous les postes de chefs de triage.

 

EXPOSÉ DISTINCT DES FAITS:

 

            Le 15 février 2016, la Compagnie a fait parvenir un avis au Syndicat en vertu de l’article 26 de la convention collective dans lequel elle l’informe de son intention d’abolir l’ensemble des postes de chefs de triage à partir du 15 avril 2016.

            Suite à la réception de cet avis, le Syndicat a manifesté sa disponibilité afin de rencontrer la Compagnie conformément à l’article 26.5 mais n’a pas reçu de réponse. Aucune rencontre ne s’est donc tenue et suite à l’expiration du délai de 20 jours prévu à l’article 26.5, le Syndicat a alors soumis une proposition d’exposé conjoint des faits à la Compagnie le 8 mars 2016. N’ayant reçu d’autre réponse qu’un accusé réception de la part de la Compagnie et suite à l’expiration du délai de 7 jours prévu à l’article 26.5 a), le Syndicat conformément à l’article 26.5 b) dépose le présent exposé distinct des faits.

            Le Syndicat soutient que l’avis de la Compagnie n’est pas conforme aux dispositions de l’article 26 et qu’elle n’a pas respecté la procédure prévue. De plus, l’abolition de l’ensemble des postes de chefs de triage contrevient aux articles 1, 2, 3, 4, 5, 10, T1, T2, T3, T4, T9, T11 ainsi qu’aux annexes 1, 2 de la convention collective.

            Le Syndicat soutient également que les actions de la Compagnie constituent une abolition fictive de postes et une attaque à l’intégrité de l’unité de négociation ce qui est prohibé par le Code du travail du Québec.

            Le Syndicat demande l’émission d’une ordonnance enjoignant la Compagnie à respecter la convention collective et à maintenir les postes de chefs de triage. Le Syndicat demande également compensation pour tous préjudices financiers et autres subis par l’unité de négociation et ses membres découlant directement des actions de la Compagnie.

 

POUR LE SYNDICAT :                                 POUR LA COMPAGNIE :

TITRE : Président général                                TITRE :

(SGN.) J. M. Hallé                                         (SGN.)

Représentaient la Compagnie :

R. McLellan                                               – Président général, Montréal

J. M. Montigny                                          – Consultant, Montréal

S. Sefsik                                                   – Directeur général adjoint, Boisbriand

S. Lafontaine                                             – Chef de train, Boisbriand

 

Et représentaient le Syndicat :

S. Beauchamp                                          – Avocat, Montréal

J. M. Halle                                                 – Président général, CFTC, Lévis

J. Vachon                                                  – Representant Local CFTC, Trois-Rivières

 

 

 

SENTENCE ARBITRALE

 

 

 

            Le présent arbitrage concerne l’abolition de deux postes de chefs de triage au terminal de Trois-Rivières et d’un poste à Boisbriand.

 

            Bien que, dans son exposé, le Syndicat conteste la validité procédurale de l’avis de changement technologique émis par la Compagnie, selon l’article 26 de la convention collective, les parties ont convenu d’obtenir une décision sur les questions de fond. Je disposerai donc en premier lieu de celles-ci.

 

            En plus de leurs plaidoiries écrites respectives, les parties ont également déposé quelques documents, et des précisions ont été apportées lors de l’audience. De cette preuve, le tribunal retient ce qui suit comme étant pertinent à la solution du litige.

 

            En 2014, Chemin de fer Québec Gatineau (ci-après appelé « CFQG ») se dote d’un nouveau système, M-Crew. Celui-ci permet notamment aux chefs de train d’enregistrer électroniquement les déplacements des wagons qu’ils effectuent. Les préposés au Centre Service Client (ci-après appelé « CSC ») traitent ensuite directement l’information et assurent le suivi auprès de la clientèle.

 

            Dans sa plaidoirie écrite, la Compagnie décrit les effets de l’implantation de ce nouveau système sur les tâches effectuées par les chefs de triage :

« 21. Depuis la mise en place de ce système, les tâches des chefs de triage ont été considérablement réduites. Au début, les chefs de triage assistaient les chefs de train pour faire les entrées. Une fois cette période de transition terminée, les chefs de triage n’ont plus à faire ce travail.

 

22. Combiné avec la baisse importante du trafic, le rôle du chef de triage se limite exclusivement à assister les équipes de train dans leurs manœuvres. Ce rôle en est un d’utilité. Il devient une troisième personne de l’équipe de train. La pratique est de faire appel à cette troisième personne lorsqu’il y a du personnel disponible et que la charge de travail est très importante. Ceci est à la discrétion du personnel cadre. »

 

Le représentant de la Compagnie ajoute qu’au fil des années, les chefs de triage ont assumé des tâches qui relèvent habituellement des cadres, comme le suivi et la gestion du personnel. Il ajoute également que les chefs de triage assuraient le lien entre les chefs de train et le CSC, et effectuaient ainsi, en partie, le travail des préposés au service à la clientèle. Or, avec le logiciel M-Crew, ce rôle d’intermédiaire n’est plus nécessaire, puisque l’information enregistrée dans le système par les chefs de train est traitée directement par le CSC, dont le personnel est syndiqué. Ainsi, toutes les tâches concernant les clients, dont les chefs de triage s’occupaient sont maintenant effectuées par le personnel du CSC.

 

En conséquence, le rôle des chefs de triage se limite dorénavant à aider les équipes de train au terminal. C’est pour cette raison, par exemple, qu’il n’y a pas de chef de triage au terminal de Thurso.

 

Avant l’envoi de l’avis d’abolition de postes au Syndicat du 15 février 2016, la Compagnie annonce la création de trois nouveaux postes de superviseurs : deux postes de chef de train adjoint, un à Boisbriand et l’autre à Trois-Rivières, et un poste de surintendant du transport à Boisbriand. Ce dernier supervise les activités opérationnelles de transport des quatre principaux terminaux de la Compagnie, soit Thurso, Boisbriand, Trois-Rivières et Québec.

 

Selon le Syndicat, au cours des entrevues avec les candidats, la Compagnie a indiqué que ces derniers seront appelés, notamment, à accomplir les tâches de chefs de triage.

 

Une description de tâches du poste de chef de triage à Trois-Rivières, non datée, déposée par le Syndicat, indique que celui-ci est responsable des mouvements de trains et coordonne le travail effectué à la gare. Certaines des tâches qui y sont énumérées sont similaires ou identiques à celles énoncées dans la description du poste de chef de train adjoint. Entre autres, les deux titulaires sont en charge de gérer les équipes de travail et de supporter les opérations sur son territoire, d’assurer l’application des règles de sécurité, d’assister les équipes de train selon les besoins, de participer aux réunions avec les clients à la demande de CFQG, de maximiser la productivité et de planifier le travail à faire sur le territoire dont ils ont la responsabilité.

 

Le 9 février 2016, au cours d’une conversation téléphonique, M. Jean-Michel Hallé, président général pour le Syndicat, s’enquiert auprès du directeur général de la Compagnie, M. Louis-René Pelletier, de ce qui adviendra des tâches effectuées par les chefs de triage. M. Pelletier lui répond que les superviseurs de CFQG, des cadres non syndiqués, prendront la relève.

 

Malgré l’annonce de l’abolition des postes par la Compagnie, les chefs de triage demeurent en place, à l’exception du poste à Boisbriand, qui est aboli depuis le 4 juin 2017 pour des raisons différentes de celle qui fait l’objet du présent litige. Depuis, certaines tâches qui incombaient au chef de triage de Boisbriand sont maintenant effectuées par des superviseurs qui ne font pas partie de l’unité d’accréditation.

 

            Enfin, la Compagnie estime que l’implantation du système M-Crew a considérablement réduit la principale tâche du chef de triage qui consistait à tenir l’inventaire des wagons dans la gare de triage. Les conséquences de l’implantation de ce nouveau système technologique, combinée au retour de certaines tâches des chefs de triage au personnel syndiqué du CSC, justifient, à son avis, l’abolition des postes de chef de triage.

 

            Pour le Syndicat, il s’agit d’une abolition fictive de poste puisque les tâches des chefs de triage vont être effectuées par les chefs de train qui, de surcroit, sont des cadres.

 

            Il est bien établi que le droit de gérance de l’Employeur inclut celui d’abolir des postes à moins que la convention collective n’en limite l’exercice, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Dans tous les cas, l’abolition doit être réelle et non fictive.

 

Dans les mots de la Cour d’appel du Québec, « […] le caractère fictif d’une abolition peut se déduire du fait que ses composantes essentielles subsistent »[1].

 

            Dans l’affaire Syndicat national des employés de l’Hôtel-Dieu de Gaspé (CSN) et Centre hospitalier de Gaspé, Pavillon Hôtel-Dieu, l’arbitre Jobin explique ainsi le concept d’abolition fictive de poste :

« Il se rapporte non pas au droit de la direction d'abolir un poste mais à son exercice arbitraire ou abusif. On dira d'une abolition de poste qu'elle est fictive s'il y a preuve prépondérante que le poste, vu comme un ensemble finalisé et organisé de tâches, est demeuré en réalité substantiellement le même malgré le fait qu'on l'ait officiellement déclaré aboli. »[2]

 

            Dans la même affaire, l’arbitre ajoute :

« Dans le cadre d'une telle analyse, il n'est aucunement question du caractère essentiel ou nécessaire des tâches ou ensembles de tâches composant le poste. L'analyse ne vise qu'à déterminer si elles existent encore ou non, si elles sont encore accomplies ou non. En ce sens l'exercice est essentiellement objectif et porte sur une réalité purement factuelle. […] Si dans la réalité cet ensemble de tâches est maintenu, peu importe le motif ou l'évaluation de leur degré d'utilité, force est de reconnaître que le poste a été maintenu (ou n'a pas été réellement aboli). »[3]

 

            Ainsi, dans un cas analogue à celui en espèce, l’arbitre Rousseau a conclu que l’employeur ne pouvait invoquer l’abolition de poste si, dans les faits, il ne s’agissait que d’un transfert de tâches à des employés-cadres. L’arbitre cite l’arbitre Weiler dans l’affaire Re Algoma Steel:

« However, management must make real changes in the nature of the work assignment to exclude the operation of the established job classification. As long as the same work is being performed, management has no right to arbitrarily reclassify the employees performing it. Similarly, management is prohibited from shifting work out of the bargaining unit where there is no change in work methods and, in effect, the non-unit employee is simply substituted in the same job held earlier by a unit employee. »[4]

 

            L’article 3.2 de la convention collective liant les parties restreint également la possibilité pour l’Employeur de transférer du travail normalement effectué par des employés faisant partie de l’unité d’accréditation à des cadres non syndiqués :

« 3.2 Le personnel cadre qualifié de la compagnie pourra exécuter du travail normalement accompli par un employé dans l’éventualité d’un travail d’une nature urgente seulement et tel que défini au paragraphe 1.3 de cette convention.

 

Nota : Le personnel cadre peut effectuer du travail normalement accompli par un employé seulement lorsqu’il y a une situation exceptionnelle de demande de manœuvres alors qu’il n’y a aucun membre du personnel disponible à la gare d’attache. »

 

 

            Ce type de clause vise à protéger l’intégrité de l’unité d’accréditation et cet objectif a été bien reconnu par la présente instance, comme l’a indiqué l’arbitre Picher dans la décision Ad Hoc 516 :

« A governing principle is that management cannot, simply by assigning the core functions of a bargaining unit position to a person outside the bargaining unit, effectively eliminate the application of the collective agreement to the work in question. »[5]

           

Quant à l’article 26 de la convention collective, invoqué par la Compagnie pour justifier l’abolition des postes de chef de triage, il se lit ainsi :

« 26 MODIFICATION IMPORTANTE DES CONDITIONS

DE TRAVAIL

 

26.1 Définition :

Pour les fins des présentes, un changement technologique s’entend à la fois de :

a) l’adoption par la Compagnie, dans son entreprise, ses activités ou ses ouvrages, d’équipement ou de matériel différent par leur nature ou leur mode d’opération, de ceux qu’elle y utilisait antérieurement;

b) tout changement dans le mode d’exploitation de l’entreprise directement rattaché à cette adoption.

 

26.2 Si la Compagnie se propose d’effectuer un changement technologique de nature à influer sur les conditions ou la sécurité d’emploi des membres du personnel affectés ou de fermer une gare d’attache ou lieu de travail, elle est tenue d’en donner avis au Syndicat au moins soixante (60) jours avant la date prévue pour le changement. »

 

En l’espèce, la preuve démontre que l’implantation du système M-Crew affecte une partie des tâches effectuées par le chef de triage, notamment celles relatives à la tenue de l’inventaire et la coordination des informations entre les chefs de train et l’équipe CSC. Toutefois, il ressort aussi de la preuve que cette innovation n’affecte pas toutes les tâches assumées par les chefs de triage. Au contraire, une simple lecture comparative de la description de tâches du chef de triage avec celles des assistants de chefs de train nouvellement créés par l’Employeur l’établit. Cette démonstration matérielle a été d’ailleurs confirmée par le directeur général du terminal de Boisbriand auprès du Syndicat. Enfin, dans les faits, le nouvel assistant des chefs de train embauché à Boisbriand exécute, en plus de certaines tâches de gestion, des fonctions substantielles du poste de chef de triage.  

 

La charge de travail du chef de triage est, certes, affectée par l’implantation du nouveau système informatique, voire réduite, mais ladite fonction demeure substantielle. En pareil cas, l’Employeur ne peut réaménager les tâches en transférant le travail des chefs de triage à des cadres. L’abolition est alors considérée fictive ou contraire à la convention collective :

« While it is true, as the Company notes, that traffic volumes clearly did fall in Oshawa, to the point where a single yard assignment was being utilized on a daily basis, the fact remains that the whole panoply of yardmaster duties remained to be performed at that location. The material before me does not confirm that in fact those duties were properly transferred into the hands of traffic coordinators at Oakville, as the Company contends. […]

 

[…] If there are sufficient functions of a traffic coordinator to be accomplished by maintaining a traffic coordinator’s position the Company is under the obligation to maintain such a position. It cannot avoid that obligation by essentially transferring bargaining unit work into the hands of a manager. »[6]

           

Dans une autre affaire comparable à celle-ci, Ad Hoc 258, où la Compagnie a aboli des postes de chefs de triage et a créé de nouveaux postes d’assistants-superviseurs, l’arbitre Picher a conclu que les tâches accomplies par les assistants-superviseurs correspondaient essentiellement à celles accomplies auparavant par les chefs de triage. Il précise que l’ajout de tâches de gestion ne suffit pas :

« The foregoing conclusion is made without prejudice to the right of the Company, in any location, to abolish a position of Yardmaster where it is established that the work of such a position is no longer performed to a sufficient degree. That, however, is not established in the instant case as regards Revelstoke or Golden. Moreover, it always remains open to the Company and the Union to negotiate such terms as they deem appropriate in respect of the deployment of manpower in any location. »

             

En l’espèce, il a été démontré d’une manière prépondérante que la fonction de chef de triage est encore substantiellement nécessaire. Ainsi, l’abolition des postes de chef de triage dans le cadre de la réorganisation désirée par l’Employeur est considérée fictive. De plus, le transfert des tâches effectuées par les chefs de triage à des cadres contrevient manifestement à l’article 3.2 de la convention collective. Par ailleurs, il ressort de la preuve que ladite innovation affecte le travail de toutes les équipes (chefs de train, chefs de triage et personnel du CSC) et les parties ont tout intérêt à examiner des avenues qui tiennent compte de ce changement significatif dans les opérations. Vu les conclusions à l’égard des questions de fond, il n’est pas nécessaire de disposer des questions procédurales.

 

Je demeure saisie de tout problème d’interprétation ou d’application résultant de la présente sentence.

 

 

Le 25 juillet 2017                                                                               L’ARBITRE

 

 

                                                                                                            ______________

                                                                                                       MAUREEN FLYNN

 



[1] Syndicat des employé(e)s de soutien de la commission scolaire de Magog (CSN) c. Commission scolaire de Memphrémagog, 1999 CanLII 13785 (C.A.), p. 9

[2] 1999, SOQUIJ AZ-99145160 (T.A.), P. 22

[3]    Id. P. 25.

[4]    19 L.A.C. 236, p. 239-240.

[5]    Voir aussi: CROA 2169.

[6]    CROA 3976; voir aussi : J.M. Smucker (Canada) Inc. et Syndicat des employées et employés professionnels-les et de bureau, section locale 57, D.T.E. 98T-1096, p. 14.